Tribune sur la grève des travailleurs du secteur automobile américain

« Le conflit social-écologique en cours dans l’industrie automobile américaine préfigure d’innombrables autres conflits autour de la transition »

Pendant que la déclaration d’amour du chef de l’Etat français pour la « bagnole » défraye la chronique en France, un mouvement social historique a lieu aux Etats-Unis dans l’industrie automobile. Ce qui est en jeu est le futur de cette industrie, et du même coup le sort de la transition énergétique outre-Atlantique.

Car la question posée par les grévistes du syndicat United Auto Workers (UAW) peut se résumer ainsi : comment partager la richesse dans les secteurs de la transition écologique ?

Le secteur des transports américain émet à lui seul 1,6 gigatonne de dioxyde de carbone par an, soit plus que l’ensemble des émissions françaises et allemandes tous secteurs confondus. Si les émissions par kilomètre parcouru ont baissé depuis les années 1970, les distances parcourues ont crû davantage, de sorte que les émissions du secteur ont augmenté de 50 % en cinquante ans. Le poids des voitures a lui aussi augmenté, de près d’un quart depuis 1980, avec des SUV [sport utility vehicle – littéralement « véhicule utilitaire sportif »] pouvant peser jusqu’à 2,5 tonnes aujourd’hui.

Des hausses de 40 % sur quatre ans

A l’évidence, l’électrification du parc automobile américain ne suffira pas à régler la crise écologique, et l’on peut déplorer l’absence de réforme d’ampleur permettant de réduire la dépendance américaine à la voiture. Aux Etats-Unis encore plus qu’en Europe, une rationalisation des usages et un choc d’offre de transports publics sont nécessaires.

Mais force est de constater que l’électrification est une condition nécessaire à la transition énergétique américaine, et donc mondiale. C’est dans ce contexte que les syndicalistes de l’UAW entament leur cinquième semaine d’une grève ciblée et simultanée contre les trois grands constructeurs automobiles : Ford, General Motors et Stellantis – une première dans l’histoire du syndicalisme américain. La position des syndicalistes est claire : l’électrification ne peut se faire au profit des actionnaires contre les travailleurs. Le tee-shirt arboré lors d’une conférence par Shawn Fain, le leader syndicaliste, a le mérite de la clarté : « Eat the rich » (« mangez les riches »).

La centrale syndicale, forte de ses 390 000 adhérents et de près de 600 000 anciens membres, demande notamment la fin d’un système de paye et d’avantages sociaux à deux vitesses, où les travailleurs arrivés après la crise financière de 2008 sont payés presque deux fois moins que ceux arrivés avant. Les syndicats demandent en outre des hausses de salaire pour les travailleurs, d’environ 40 % sur quatre ans.

Début septembre, les trois firmes ont proposé des hausses de salaire de 10 % à 15 % sur quatre ans et déclaraient ne pouvoir aller au-delà. Leur argumentaire est le suivant : la transition vers l’électrique leur coûte des milliards en investissements, qui se poursuivront dans les années qui viennent. Impossible, dans ces conditions, d’opérer un tournant social. Ces propositions ont été jugées « insultantes » par les syndicats.

Décalage entre capital et travail

Rappelons le contexte : le salaire horaire moyen corrigé de l’inflation a stagné en dix ans dans l’automobile américaine, et le pouvoir d’achat des travailleurs avec lui. Durant la même période, les trois grands groupes automobiles ont chacun enregistré des profits nets de plus 50 milliards de dollars cumulés (environ 47,25 milliards d’euros). En conséquence, leurs actionnaires ont pu bénéficier de dividendes considérables, nourrissant la hausse des inégalités de richesse américaines.

Ce décalage entre capital et travail paraît inacceptable aux yeux des travailleurs, qui pointent par ailleurs la situation des dirigeants. Ces derniers continuent en effet de percevoir des rémunérations exceptionnelles, s’élevant en 2022 pour chacune de 20 à 30 millions de dollars (en salaire et en actions), soit 350 à 500 fois le salaire moyen dans le secteur.

Dans ce contexte social et politique tendu, Joe Biden mise gros. Sa politique économique, les « Bidenomics », peut-elle associer décarbonation et justice sociale ? Le plan « climat » porté par Biden et adopté en 2022, l’Inflation Reduction Act (IRA), vise notamment à accélérer le développement de la voiture électrique et des technologies de la transition à travers une politique de l’offre.

Le 26 septembre, Biden a été le premier président des Etats-Unis à se déplacer sur un piquet de grève (contre l’avis de certains de ses conseillers). A travers ce déplacement il cherche également à incarner le récit de la transition et à préciser sa vision : la transition doit d’abord bénéficier aux travailleurs et aux classes moyennes, plutôt qu’aux actionnaires et aux plus aisés.

Un meilleur partage des richesses

A Paris et à Bruxelles, les slogans de « transition juste » et « d’accompagnement » des perdants reviennent en boucle dans les discours politiques, car personne ne veut rejouer l’épisode des « gilets jaunes ». Mais, à ce niveau de généralité, la « transition juste » demeure une coquille vide. Elle doit se matérialiser à travers des questions et des réponses concrètes, comme celles que pose l’UAW : comment répartir les profits dans les secteurs de la transition ? Quelles hausses de salaire ? Quels types de contrat de travail ? Quelles garanties face aux risques de délocalisation ?

Face à ces questions et aux réarrangements qu’elles appellent, certains sont tentés de répondre par un minimum de justice sociale : Elon Musk, le très droitier patron du constructeur de voitures électriques Tesla, a tout fait pour éviter la syndicalisation de ses salariés. De ce côté de l’Atlantique, d’autres s’entêtent à refuser de mettre à contribution les plus aisés pour financer les investissements publics nécessaires au développement des transports électriques, quand bien même l’électorat le demande majoritairement.

Soyons clairs : sans un meilleur partage des richesses (via les salaires, les droits sociaux, les services publics et la fiscalité), la transition écologique ne pourra qu’échouer dans le cadre d’un Etat démocratique. C’est ce que Joe Biden a bien compris.

Fixer le bon niveau de cette redistribution n’a rien d’évident dans un contexte de remontée historique des inégalités et c’est une raison de plus pour en débattre au grand jour. Le conflit social-écologique en cours outre-Atlantique préfigure ainsi d’innombrables autres conflits, auxquels nos sociétés devront répondre au cours des trois décennies qui nous séparent de 2050, bien au-delà des slogans sur l’amour de la « bagnole ».